Aujourd’hui, pour la réalisation d’une infrastructure telle la liaison Cerexhe- Heuseux/Beaufays (CHB) reliant la E40 à la E25, on accorderait sans nul doute une attention particulière à l’environnement : panneaux et revêtement anti-bruit, aménagement des abords, plantations,… Si ce genre de préoccupations environnementales est de mise aujourd’hui, la liaison CHB aurait-elle malgré tout un impact non négligeable sur la nature ? Nous avons voulu nous en rendre compte en parcourant le tracé entre Cerexhe-Heuseux et Beaufays (12,5 km, du Nord au Sud), à travers ce superbe Val de Vesdre.
« Pour la nature : liaison ou… coupure ? »
texte de Paul Van Damme, Activités Environnement Trooz (AET) et Roger Fafchamps, Groupement Cerexhe-Heuseux/ Beaufays a.s.b.l. Réalisé en collaboration avec les Réserves Naturelles et Ornithologiques de Belgique (RNOB)
Entre Cerexhe et Magnée, le tracé de la zone de réservation au plan de secteur traverse principalement des zones agricoles et des zones d’habitat.
A Retinne, le point le plus dommageable serait la séparation du terril boisé (terril du Hasard, culminant à 365 m), et du bois du charbonnage le long de la ligne 38.
Au sud-est de Magnée, la « liaison » traverserait une zone où toute une faune (sangliers, chevreuils, hérissons, renards, blaireaux et autres mustelidés, lièvres, lapins, batraciens, …) peut encore être observée. Le bois de la Gargonade serait traversé non loin de deux sites réputés pour leur valeur écologique : le Tri Mottet et les Hés d’Pèket. Ces dernières sont caractérisées par des affleurements de calcaire sur lesquels quelques groupements calcicoles (hêtraie calcicole, pelouse calcaire, …) se sont développés. J. Duvigneaud et A. Jortay, dans un article paru dans « Les naturalistes belges » (1987, 68/2) considèrent ces sites comme faisant partie d’un ensemble écologique très complexe qui mériterait d’être protégé soit par une procédure de classement soit par mise en réserve naturelle. Plusieurs tentatives ont échoué jusqu’à ce jour, écrivent-ils encore. On peut s’interroger sur la cause de ces échecs…
On pourrait encore citer, pour cette partie commençant à l’est de Magnée jusque Prayon, des observations d’espèces animales supplémentaires : chouette chevêche, buse variable, rouge-queue à front blanc, faucon hobereau, pipit des arbres, bruant jaune, etc., qui sont pour la plupart liées aux milieux semi-ouverts et aux bocages.
La « liaison » se dirigerait ensuite vers le site de la Rochette (Chaudfontaine-Prayon) traversant des zones agricoles et d’espaces verts repris au plan de secteur comme étant d’intérêt paysager. En outre, à cet endroit est prévue une bretelle d’accès qui, vu la dénivellation importante, serpenterait à travers le site dénaturant le bois des Nèches et du Haras encore riche en faune. Cette bretelle pourrait mettre à mal une pelouse calaminaire s’étendant sur une centaine d’hectares, l’une des plus vastes, si pas la plus vaste de Wallonie.
Si l’intérêt botanique de ces sites (flore calaminaire) est bien connu, il n’en va pas de même de l’entomofaune pour laquelle les connaissances sont encore très fragrnentaires. Une étude récente montre l’intérêt du site de la Rochette qui abriterait la plus importante population en Wallonie de papillon diurne menacée, le petit nacré (Issoria Lathonia).
Une autre étude à paraitre prochainement signale 28 espèces de papillons observées sur le site de la Rochette ainsi que plusieurs orthoptères assez rares (criquet à ailes bleues, grillon champêtre. La bretelle d’accès pourrait également mettre à mal un piton rocheux recelant plusieurs grottes (Trou du Chat, grotte de la Lame, diaclase du Fils) qui serviraient notamment de refuge à des chiroptères (chauves-souris). Ces grottes sont surtout d’origine tectonique (phénomène de décompaction du rocher) et peu marquées par la karstification (dissolution et érosion du rocher), ce qui est exceptionnel dans le bassin de la Vesdre et même en Wallonie (Francis Polrot, contrat de Rivière Vesdre, rapport d’activité septembre 2000 —juin 2001, pp63-66).
Bien que n’ayant pas trait directement à l’aspect « nature », mentionnons encore l’intérêt du site de la Rochette sur le plan de l‘archéologie industrielle. Dans l’atlas du karst wallon de la province de Liège, Francis Polrot signale que le piton rocheux est complètement environné de terrains largement entamés par les traces de travaux miniers.
L’originalité du site repose sur le fait que pas moins de 4 industries minières différentes ont marqué le terrain :
• des houillères (XIXème siècle)
. une alunière
• des minières de fer et mines de plomb datées des XVIème et XVIIème siècles
• des travaux miniers de Vieille-Montagne (1902).
C’est à partir du site de la Rochette que prendrait naissance le viaduc devant franchir la vallée de la Vesdre. Celle-ci serait franchie au niveau de la route de Bouny. D’une largeur de 28 m et d’une hauteur de 80 m, le viaduc s’étalerait sur près de 1,2 km. Il surplomberait le quartier de La Brouck et se dirigerait plein sud touchant le site de « Bois-les-Dames ». Il s’agit d’une lande herbeuse sèche dont la végétation est dominée par deux graminées d’aspect tout à fait différent : la molinie et l’agrostis commun. L’intérêt de ce site, quasi unique même au niveau européen (Prof. J. Duvigneaud, in Natura Mosana, Vol. 29, n°3), est avant tout écologique puisqu’il est le témoin d’un phénomène de pollution industrielle.
En effet, la formation de cette lande, suite à la régression de la forêt et l’apparition d’une flore calaminaire (pensée, tabouret et silène) liée à la présence de métaux lourds, résulte des rejets dans l’atmosphère de zinc, de plomb et de dioxyde de soufre principalement par la métallurgie de Prayon qui traita le minerais de zinc de 1860 à 1978. Le caractère didactique de ce site n’est plus à démontrer : il a fait notamment l’objet d’un circuit découverte réalisé en 1995 dans le cadre de l’Année Européenne de la Conservation de la Nature. Mentionnons également que cette lande à l’incontestable aspect de savane présente un réel intérêt esthétique, notamment dans la mesure où s’étant constituée sur la crête dominant la vallée de la Vesdre, elle assure des vues bien dégagées sur la vallée et sur les horizons lointains.
Peut-on imaginer un seul instant un « ouvrage d’art » venant ternir, voire obstruer ce point de vue remarquable ?
Mais poursuivons notre route si l’on peut dire. Le viaduc viendrait terminer sa course dans la zone boisée située derrière les « nouveaux » terrains de football de Prayon. La liaison autoroutière reprendrait alors sa largeur initiale de 34 m et poursuivrait plein Sud vers le lieu-dit Sous-l’Abbaye traversant un ensemble de zones vertes et agricoles au plan de secteur.
Le site forestier situé sur les communes de Trooz et Chaudfontaine à l’est du quartier des Grosses Pierres présente différentes composantes : outre quelques plantations (épicéas, pins, hêtres, frênes), la partie la plus naturelle à peine exploitée comprend deux essences majeures, le hêtre et le chêne. De beaux spécimens de hêtres aux troncs et racines impressionnantes peuvent être observés. Le frêne et l’érable sycomore y sont également bien représentés. Notons également la présence du houx qui apparait en bosquets par endroit. Quelques beaux pins parsemés ci et là apportent une certaine diversité au peuplement. Au niveau de la flore du sous-bois, on trouve notamment la fougère, le chèvrefeuille, la myrtille, le muguet, le maianthème à deux feuilles. La forêt étant peu exploitée, de nombreux troncs et branches jonchent le sol permettant ainsi aux champignons et insectes divers de se développer et de participer au recyclage de la matière.
Dans une autre partie de la forêt se développent des espèces ligneuses telles que le charme, le noisetier, l’érable Sycomore, l’érable champêtre, le cornouiller mâle, Au printemps, l’ail des ours et la mercuriale y forment de véritables tapis ; le sceau de Salomon, le gouet tacheté sont également des plantes accompagnatrices. Ce type d’associations végétales est indicatrice d’un sol plutôt calcaire.
La faune y est encore bien présente. Parmi les grands mammifères, le plus abondant, le chevreuil y trouve un habitat riche et varié lui apportant alimentation et couvert. Le sanglier y a également élu domicile depuis peu et s’y maintient. Le blaireau et le renard y ont leur terrier qu’ils partagent à l’occasion. D’autres espèces peuvent encore être observées : l’écureuil, le hérisson, la fouine, le lièvre, …
Les oiseaux n’ont rien à leur envier. Parmi les rapaces nicheurs, citons la buse chassant régulièrement à l’affût en prairie ; plus discrets, l’épervier et l’autour des palombes qui a élevé au moins 3 jeunes l’été dernier non loin du quartier des Grosses Pierres. Dans le cadre du recensement des oiseaux nicheurs entrepris de 2001 à 2005, la société omithologiquc AVES considère cette espèce comme nicheur rare en Wallonie tout comme la bondrée apivore qui fréquente les pâtures, les lisières et les clairières lui servant de terrain de chasse ; cette dernière espèce se nourrit des œufs, larves et nymphes de guêpes ou de bourdons qu’elle déterre.
En outre, dans les annexes de la directive européenne « Oiseaux », la bondrée est reprise dans la liste des espèces devant faire l’objet de mesures de conservation spéciale concernant leur habitat. En ce qui conceme les rapaces nocturnes, la chouette hulotte niche en différents endroits de la zone forestière. La chouette effraie, quant à elle, a trouvé refuge dans une ferme du quartier des Grosses Pierres où les prés alentour lui servent de terrain de chasse. Le hibou moyen-duc a déjà été entendu dans une clairière en bordure de prairie. La nidification de la pie-grièche écorcheur y a été observée, de même que celle de la bécasse des bois dont on peut admirer la croule lors de balades crépusculaires. Le pic noir est régulièrement présent, le pic épeichette de temps à autres.
Nous vous ferons grâce des petits passereaux forestiers : sittelles, fauvettes, et autres pouillots. Ajoutons encore l’observation épisodique de la couleuvre à collier dans une zone plus humide du bois.
Si nous poursuivons notre « route », le tracé traverse par la suite des zones d’habitat à caractère rural et des zones agricoles de type pâtures où se maintiennent encore de belles haies champêtres jouant un rôle non négligeable dans le maillage écologique. Après le passage de la N62, le raccordement à la E25 détruirait des terrains qui bien que coincés entre l’autoroute des Ardennes et des habitations présentent un intérêt certain ne fut-ce que pour leur caractère paysager.
Ces données bien que succinctes montrent tout spécialement l’intérêt géologique et archéologique du site de la Rochette ainsi que l’intérêt du biotope (site boisé et prés alentour) situé à l’est du quartier des Grosses Pierres pour le maintien et la conservation faune, aujourd’hui encore abondante, variée et digne d’intérêt.
Le promeneur silencieux peut apprécier ce patrimoine naturel en empruntant les chemins ou sentiers vicinaux qui bordent ou traversent ce site. Le développement d’une telle biodiversité si proche de l’agglomération liégeoise est un bien inestimable qui mérite d’être préservé à tout prix de grands travaux d’infrastructures routières ou d’une urbanisation diffuse et tentaculaire.
La construction de nouvelles voies routières importantes consomme de l’espace et conduit à des pertes de territoire non négligeable dans un pays exigu et peuplé comme le nôtre. Elle entraîne la perte de terres agricoles et la disparition de plantes et d’animaux à la faveur de la déforestation.
A cela s’ajoute une dépréciation de la valeur paysagère des sites.
Aucune voiture, même la plus petite ou la plus économe en carburant, ne peut éliminer cette consommation vorace d’espace, une des conséquences les plus dévastatrices de notre dépendance croissante à l’égard des véhicules à moteur.
Il faut encore faire remarquer que la coupure d’un bois ou d’une plaine par une infrastructure de transport isole des morceaux de l’écosystème. Cette situation perturbe l’équilibre écologique d’un territoire en coupant les voies de déplacement de certaines espèces animales, en séparant définitivement des populations, ce qui à terme peut en provoquer la disparition.
Un texte à méditer :
«L’homme se croit souverain de la nature, mais il en connaît mal le fonctionnement : combien de ses « victoires » ne sont que de lamentables défaites ? Son dirigisme à courtes vues prétend substituer ses lois à celles qui travaillent depuis la nuit des temps. Nourrir la prolifération démesurée de son espère le condamne à une lutte désespérée contre les déséquilibres qu’il a provoqués. L’homme engage son énergie et son intelligence à mettre en œuvre des moyens techniques formidables pour saigner et violenter la nature. Selon toute vraisemblance, il aboutira à une telle détérioration de son environnement qu’il en sera l’ultime victime. Des esprits lucides ont dénoncés le pillage des ressources vitales, l’envahissement de la pollution et des contaminations chimiques, qui accompagnent et rendent plus angoissante la surpopulation, cette course à l’abîme. Sans doute, pour des raisons politiques, financières et parfois religieuses, voire d’orgueil scientifique, tente-t-on encore de minimiser ces problèmes. Mais ils tourmenteront cruellement l’humanité de demain. Le génie humain saura-t-il assez tôt sacrifier ses appétits pour restaurer un équilibre salutaire, nécessaire même à la survivance et au bonheur de son espèce ? Alors seulement sa création sera féconde, parce que conforme à l’enseignement du monde vivant. »
(Paul Géroudet, Les rapaces diurnes et nocturnes d’Europe, 1978, 4ieme édition)
Trooz, le 4 décembre 2001, Publié dans le cadre de la conférence de presse organisée conjointement par le Groupement CHB et Inter-Environnement Wallonie.